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"Nous roulerons unis dans les ténèbres"

par Jil Silberstein

Ce texte est extrait de La Promesse et le Pardon (L'age d'Homme)

 

"L'histoire est une passion et ses victimes légion, le monde que nous habitons est l'Enfer tempéré par le néant, où l'homme refusant de se connaître, préfère s'immoler, s'immoler comme les espèces animales trop nombreuses, s'immoler comme les essaims de sauterelles et comme les armées de rats, en s'imaginant qu'il est plus sublime de périr, de périr innombrable que de le repenser enfin, le monde qu'il habite".

Ceux qui eurent le privilège de lire Bréviaire du Chaos, Ma confession ou Supplément à la psychopathia sexualis savent que penser des amuseurs publics goûtés pour leur esprit soi-disant paradoxal et noir. Qu'aujourd'hui un Guido Ceronetti ou un Roland Jaccard s'appliquent à faire frémir le bourgeois à coup de platitudes sur la décadence et la mort... nous n'en conclurons rien d'autre que ceci : leur public adore minauder avec des armes déchargées, se donner l'illusion du néant. C'est son opium à lui - propret, gentil. Un D.H. Lawrence le scandalisera toujours ; il n'aura jamais assez d'invectives à son égard ; mais qu'une contrefaçon copieusement édulcorée, inoffensive, se présente, mettons Emmanuelle Arsan... l'on se trouve pour le coup terriblement "osé".

Aux futurs lecteurs d'Albert Caraco, s'il s'en trouve, je promets une fête barbare, étincelante et douloureuse. Je leur promets une Geste apocalyptique à faire pâlir les plus pessimistes. Ils verront le Graal voler en éclat dans les mains d'un homme au génie ébranlé et prophétique. S'ils ont jamais aimé la peur, ils en auront pour leur argent - je le leur jure !

Car tel est Caraco, penseur impraticable quoique pillé par une phalange d'hommes de lettres peu scrupuleux et surtout peu pressés de révéler la source vitriolée où ils ont trempé leur pipette. Un phénomène rompant abruptement le jeu social pour asséner son chapelet de vérités extrêmes : "Nous deviendrons atroces, nous manquerons de sol et d'eau, peut-être manquerons-nous d'air et nous nous exterminerons pour subsister, nous finirons par nous manger les uns les autres et nos spirituels nous accompagneront dans cette barbarie, nous fûmes théophages et nous serons anthropophages, ce ne sera qu'un accomplissement de plus. Alors on verra, mais à découvert, ce que nos religions renfermaient de barbarie, ce sera l'incarnation de nos impératifs catégoriques et la présence devenue réelle de nos dogmes, la révélation de nos mystères effroyables et l'application de nos légendes plus inhumaines sept fois que nos lois pénales".

Et cependant ! l'on ne fera pas procès à Albert Caraco d'avoir haï la race humaine sa vie durant. Avec quelle confiance, quelle candeur ce fils de grands bourgeois juifs né en 1919 à Constantinople embrassa la culture européenne ! Le cycle de Jeanne d'Arc, Retour de Xerxès ou Le livre des combats de l'âme, publiés à Montevideo entre 1942 et 1949, témoignent de son appétit empreint d'amour comme de classicisme.

A cette époque déjà, Caraco, qui a vécu à Prague, Berlin et Paris avant de se réfugier en Amérique du Sud à l'approche de la Seconde Guerre mondiale, sait qu'il est davantage destiné à la réflexion qu'à la littérature. Son impressionnante érudition, sa faculté d'observation, son goût des comparaisons favorisé par la parfaite maîtrise du français, de l'espagnol, de l'allemand et de l'anglais, lui promettaient une féconde carrière de penseur. Et puis, l'Europe qui se relève avec peine de deux effroyables affrontements a grand besoin d'esprits capables de l'affermir tout en stigmatisant ses erreurs passées. La France que Caraco aime et admire tout particulièrement pour son histoire, sa vocation et ses traditions, cette France qui, c'est vrai, s'acharna à ne pas entendre Bernanos, saura-t-elle lui faire bon accueil ?

C'est décidé ! Opérant ce choix qui engage toute sa personne, le voilà à Paris. Son style impeccable - proche de Montesquieu, du siècle des lumières -, sa façon de progresser au moyen de dialogues rappelant le joseph de Maistre des Soirées de Saint Pétersbourg, son sens des raccourcis sont autant d'atouts pour cerner les grands thèmes qu'il développera en de volumineux essais aux titres éloquents : Le Tombeau de l'Histoire, La Luxure et la Mort, Les races et les classes, Essais sur les limites de l'entendement humain, L'Ordre et le Sexe... Mais il devient chaque année plus évident que la France, fermement attachée à l'esprit de 1789, ne veut rien entendre d'un homme ne se cachant pas de préférer la monarchie au peuple en qui il n'a nulle confiance. Sa prose vigoureuse, provocatrice mais tonifiante qui accule avec insolence et justesse à l'approfondissement rebute éditeurs et critiques. Et qu'est-ce qu'un écrivain en de telles conditions ? "Un écrivain sans renommée est un pauvre homme, j'ose à peine déclarer la profession que j'exerce et nul ne m'ayant lu, les feuilles ne parlant jamais de moi, je reste dans ma chambre autant qu'il est possible, écrivant, attendant, attendant, écrivant, en l'espérance qu'on me juge enfin au vu de mes écrits."

La prose apocalyptique des dernières années de Caraco qui se suicidera, à cinquante-deux ans, sur le cadavre de son père, découle en ligne droite de cette intolérable sensation d'avoir été trahi par ce qu'on a aimé le plus au monde : la civilisation. Avoir préféré le catholicisme au judaïsme ; avoir donné le meilleur de soi à un pays qui n'en veut pas ; avoir brûlé de retrouver un ordre digne de l'homme quand ce qui compte semble être le seul gain des suffrages ; s'être brisé contre "régents de balle et imposteurs mitrés" indifférents au sort des leurs quelle plaisanterie plus odieuse ?

L'individu qui, des années, s'évertua à rompre le silence avec, pour tout salaire, la sensation d'être éconduit : comme il se méprise à présent, s'accuse des pires tares consécutives à son milieu "chafouin et ridicule". Comme il s'en veut d'avoir été pareillement dupé par sa "naïveté". Et qu'est-il donc, petit bourgeois castré par une "Madame Mère" omniprésente, fantasque ?

"Je n'aime point la vie et le mépris qu'elle m'inspire, s'étend aux créatures, je ne plains jamais ceux qui meurent et je conseille à ceux qui souffrent de mourir au lieu de chercher ma compassion, la mort est à mes yeux le remède omnibus et la solution de la plupart de nos problèmes."

Plus encore : libérant la bonde de sa terrible rancœur, il déverse sur la France et l'Occident des anathèmes qui ne seraient que prose sublime mais névrotique s'ils ne charriaient, ces anathèmes tranchants, définitifs, des prophéties déjà irréfutables.

Car de même que la mort a ses révélations, le désabusement, pris au sens propre du terme, possède les siennes. A travers le tourbillon, une fois balayé ce qu'on n'ose s'avouer à soi-même tant que le charme opère, la somme d'observations passionnément enregistrées devient bilan au mépris de toute crédulité : "L'Enfer que nous portons en nous répond à l'Enfer de nos villes, nos villes sont à la mesure de nos contenus mentaux, la volonté de mort préside à la fureur de vivre..."

Qui fut donc Caraco ? Un mysogyne féroce attendant le retour de la Magna Mater ? Un juif vomissant les chrétiens et leur Eglise hostile à tout changement ? Un imprécateur monarchiste et raciste ? Un gnostique exultant ? Un puritain abhorrant la vie et sa perpétuation ? Caraco, c'est Timon d'Athènes qui porta haut dans son esprit et dans son cour la confiance en l'homme avant de maudire l'univers. Mais devrait-on lui attribuer les mots ultimes du héros shakespearien : Ci-gît Timon, qui détesta tous les hommes vivants./ Passant, maudis-moi à ta guise, mais passe sans t'arrêter ?

Son oeuvre, alors, nous forcerait à passer outre une telle prière. A travers ses paradoxes et ses extrêmes, elle est trop riche, trop féconde pour ne pas nous retenir. Combien de ses fulgurances nous apostrophent, touchant aux redoutables crises qu'engendreront la surpopulation, la pollution, les failles de la démocratie, la décadence de l'Occident, sa couardise et sa fuite en avant. Combien de ses idées requièrent notre adhésion ou, à défaut, notre attention la plus tendue. Sa pensée est ce qui nous précise - fût-ce en contre. Voilà pourquoi il convient d'ériger à ce penseur le Tombeau qu'il mérite.

Caraco est extrême, brutal, drastique et souvent déplaisant. Qu'importe ! Caraco est urgent. Une société incapable d'assimiler partie de sa pensée est une société sans vie. D'où l'épitaphe qui me paraît la mieux sentie : "Car il ne s'agit plus de se donner, ce serait trop facile, il ne s'agit plus de porter sa croix, ce serait trop commode, il ne s'agit plus d'imiter tel ou tel et encore moins de le suivre, ce ne serait plus qu'un chemin de fuite il s'agit désormais de repenser le monde et d'arpenter notre évidence, de mesurer et de peser et de jeter de nouveaux fondements, ces devoirs-là passent avant les autres."

 

Jil Silberstein

 

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